B. Etemad: De Rousseau à Dunant

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Titel
De Rousseau à Dunant. La colonisation et l’esclavage vus de Genève


Erschienen
Lausanne 2022: Editions Antipodes
Anzahl Seiten
232 S.
von
Fabio Rossinelli

Professeur honoraire à l’Université de Lausanne, Bouda Etemad est connu et apprécié pour sa volumineuse production académique au sujet de l’histoire (surtout économique) de la colonisation. Il a notamment donné une impulsion remarquable à la recherche dans ce domaine en Suisse, et ce bien avant la ‘guerre des statues’ de 2020 qui a contribué à ‘populariser’ la problématique du passé colonial helvétique. Deux moments marquants peuvent être relevés. Dans un premier temps, avec Thomas David, il a esquissé dans plusieurs articles les contours empiriques et théoriques d’un impérialisme helvétique basé sur l’expansion capitaliste (années 1990). Ensuite, avec aussi l’apport de Janick Marina Schaufelbuehl, il a publié l’ouvrage La Suisse et l’esclavage des Noirs (Lausanne: Antipodes, 2005), véritable référence historiographique de nos jours. Le tout a été accompagné, dans la dernière vingtaine d’années, d’autres publications au sujet de l’histoire coloniale européenne et de ses retombées ou héritages dans le monde.

Etemad nous livre maintenant l’aboutissement de son dernier effort d’analyse et de synthèse, abordant un terrain relativement inédit pour lui: une histoire de la pensée coloniale à Genève. Dans son nouvel ouvrage, l’auteur passe en revue, suivant un ordre essentiellement chronologique, les «hommes de lettres» genevois qui, entre le milieu du XVIIIe et le début du XXe siècle, ont écrit au sujet de l’esclavage et de la colonisation. «Ne l’ayant pas fait, Carl Vogt, Emile Yung et Eugène Pittard […] n’apparaissent pas dans cette liste» (p. 12, note 13), précise-t-il. La liste est quand même très riche: elle comprend Jean-Jacques Rousseau, Jean-François Butini, Jean Trembley, Étienne Clavière, Jean Charles Léonard Simonde de Sismondi, Henri de Saussure, Henri Gaullier, Arthur de Claparède, Alfred Bertrand, Léopold de Saussure, Gustave Moynier, René Claparède et Henry Dunant.

Chapitre après chapitre, Etemad resitue les acteurs-auteurs sélectionnés dans leur contexte familial, social ou encore intellectuel, tout en montrant leurs réseaux transnationaux d’affaires et d’échanges. Cela lui permet d’analyser leurs écrits sur la colonisation et l’esclavage à la lumière d’un contour historique richement étoffé et bien défini. La mise en perspective des sources et leur fin traitement donnent lieu à une analyse complexe et nuancée. Ce que cette analyse relève, au fond, c’est une tension permanente entre contradiction et harmonie: autant les idées émises par les Genevois étudiés que leurs pratiques sur le terrain sont sujettes à cette tension. Ainsi, comme le souligne l’auteur dans ses conclusions, il est tout à fait admissible qu’un esclavagiste et un antiesclavagiste fassent bon ménage ensemble, ou encore que les abolitionnistes soient favorables à la colonisation, voire racistes. Tourné dans un sens ou dans l’autre, en somme, le discours produit à Genève est «un discours justificatif de l’expansionnisme européen» où tout le monde s’y retrouve, et non seulement les personnalités «à la face sombre» qui vont aujourd’hui «à l’encontre de la morale ambiante»; d’où une invitation à ne pas «condamner» ou «censurer », mais à «étudier» ces «hommes du passé» (p. 213).

On peut regretter – ou pas – que l’ensemble de l’ouvrage, à part le chapitre sur René Claparède, se base sur des sources publiées et pour la plupart déjà étudiées. Certes, le mérite d’avoir réuni et condensé cet ensemble documentaire souvent marginal et dispersé n’est pas sujet à discussion. De plus, le fil rouge et le style d’écriture d’Etemad rendent la lecture très instructive et agréable. Cependant, presque rien de nouveau n’est versé sur le dossier. Et les références mobilisées sont parfois caduques. Le chapitre sur Gustave Moynier, par exemple, présente des erreurs factuelles principalement issues d’un mémoire de 1958, alors que la consultation de travaux récents, pourtant mentionnés, aurait permis de corriger la donne. Ainsi, le «Comité national suisse pour l’exploration et la civilisation de l’Afrique centrale» (au sein duquel, au passage, on ne retrouve pas Henry Dunant; p. 204) ne s’est pas «dissout en novembre 1879» (p. 156), mais a continué ses activités au moins jusqu’en janvier 1881. Ou encore, affirmer que «L’Afrique explorée et civilisée peut être considéré[e] comme la seule revue coloniale qu’ait possédée la Suisse» (p. 159) est une considération quelque peu précipitée, car le bimensuel bâlois Geographische Nachrichten, consacré à l’ensemble du globe, n’était pas très différent au niveau de contenus. Sur un autre versant, quelques approximations grossières auraient pu être évitées: le missionnaire François Coillard, auquel Alfred Bertrand consacre son admiration, n’est pas un «prêtre» (p. 136–137), mais un pasteur protestant ainsi que l’une des figures de proue de la Société des missions évangéliques de Paris. Et un renvoi à la thèse ‘open access’ de Lionel Gauthier au sujet de Bertrand, à partir de laquelle une exposition a été organisée à Genève en 2013, aurait été bienvenu dans ce cadre (p. 133, note 35).

On l’aura deviné, ces quelques limites n’affectent guère l’importance et l’utilité de cet ouvrage, qui, pour la première fois, propose sur la pensée coloniale genevoise un tour d’horizon articulé et accessible. À la fois pour le grand public qui aimerait aller au fond des choses pour mieux comprendre un important volet de l’histoire à la base des débats actuels sur l’héritage colonial de Genève, mais aussi pour les milieux de la recherche et de l’enseignement qui trouveront au fil des pages un traitement pertinent de la problématique abordée et des enjeux qu’elle sous-tend. Sans oublier certains passages remarquables sur la transmission, jusqu’à présent, d’idées héritées de l’époque coloniale, comme le «culte de la différence», forgé, entre autres, en terres genevoises (p. 150–151).

Zitierweise:
Rossinelli, Fabio: Rezension zu: Etemad, Bouda: De Rousseau à Dunant. La colonisation et l’esclavage vus de Genève, Lausanne 2022. Zuerst erschienen in: Schweizerische Zeitschrift für Geschichte 73(3), 2023, S. 387-388. Online: <https://doi.org/10.24894/2296-6013.00134>.

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